Des vaches, des Européens et 2 000 timbres Amérique du Sud, Argentine, Outre-mer

Une

 Carte2 766 889 km2 (le 8e plus grand pays de la planète).
Population : 300 000 habitants en 1800 – 43 millions aujourd’hui.
Langue : espagnol

Malgré son nom et les rêves des premiers conquérants espagnols, il n’y a pas plus d’argent que d’or en Argentine. La richesse du pays procède d’une immense prairie où paissent 50 millions de têtes de bétail – la Pampa – et de ses 33 millions d’habitants qui ont su acclimater leurs racines européennes dans le cône Sud de l’Amérique. Parmi les deux milles timbres émis par ce pays, quelques-uns permettent de comprendre une nation qui, en dépit de sa modernité, n’a pas renoncé à la saga des pionniers : à l’image des cowboys et de la musique western pour les Etats-Unis, gauchos farouches et airs de tango constituent le passé héroïque de l’Argentine.

01« Pour fabriquer un Argentin moyen, prendre dans l’ordre une femme indienne aux larges hanches, deux cavaliers espagnols, trois gauchos, un voyageur anglais, un demi-berger basque, un soupçon d’esclave noire. Laissez mijoter pendant trois siècles. Ajoutez brusquement, avant de servir, cinq paysans italiens (du Sud), un juif polonais, un aubergiste galicien, trois quarts de marchand libanais et une p… française égarée sur le chemin de Buenos Aires. Présentez glacé et gominé. » Les Argentins sont coutumiers de telles cachadas, littéralement des « mises en boîte ». Cette recette de cuisine, qui prétend raconter la formation de la population argentine, semble contredire le « Dia de la Raza », ici salué par un timbre (1) qui célèbre épisodiquement la « lignée ». Mais, loin d’exalter une quelconque pureté raciale, cette « journée de la race » commémore tout simplement 1492, l’année de la découverte de l’Amérique par les Espagnols.

 La Pampa : une immensité constellée de taches noires

02-05Pourtant, c’est un peu plus tard qu’a pris naissance la future Argentine. Quelques conquistadores entreprennent d’abord de remonter le vaste estuaire – plus de 200 kilomètres de large à son embouchure – qu’ils prennent d’abord pour une mer et finissent par nommer Rio de la Plata, le « fleuve d’argent ». En 1536,mille six cents colons commandés par Pedro de Mendoza, fondent un village sur la rive Sud de l’estuaire. Ils le baptisent Notre-Dame-des-Bons-Vents, la future Buenos Aires. Avec eux, des chevaux et des bovins. Comme les colons ont davantage le goût de l’aventure que la fibre pastorale, ils décident de lâcher leurs bêtes dans la vaste plaine herbeuse qui s’étend à perte de vue. Les propriétaires étant bientôt massacrés par des Indiens, chevaux et vaches livrés à eux-mêmes retournent à la vie sauvage, et prolifèrent. Toute la richesse du pays vient de là. Lorsque les Espagnols reviendront en force, ils découvriront une prairie immense – le tiers de la France – constellée de taches noires (des vaches) et de cimarrones (des chevaux sauvages). Pas étonnant dans ces conditions que la poste argentine ait fait des bovins (2) et des chevaux (3) un de ses thèmes de prédilection. On voit alors apparaître un nouveau type d’homme, le gaucho. Presque toujours à cheval (4), sans attaches familiales, ils parcourent la Pampa où pullulent montures et nourriture. Souvent, ils abattaient une vache uniquement pour son cuir ou, tout simplement, pour y attacher leur cheval : il n’y a pas d’arbres dans la Pampa ! L’écrivain José Hernandez a fait, au XIXe siècle, de Martin Fierro (5) le modèle du gaucho libre et solitaire.

06« Il n’y a pas une mais deux Argentines, celle de la Pampa de l’élevage et des céréales (6) et celle des villes« , remarquait un économiste. Si le gaucho tourne le dos à l’océan, le porteno -l’habitant du port(de Buenos Aires) – s’intéresse peu à la campagne. Ce n’est qu’à la fin du XVIIe siècle que Buenos Aires devient une ville. Mais il faut attendre encore deux siècles et la vague d’immigration pour que son destin se confonde avec celui du pays. Entre 1880 et 1914, par millions, les Européens débarquent, subissant le même sort que ceux qui ont choisi New York. Traités comme du bétail, mis en quarantaine, souvent rebaptisés d’un nom hispanique parce que les douaniers comprennent mal les patronymes italiens ou polonais, ils viennent grossir la population d’un pays qui s’appelle désormais l’Argentine.

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C’est ce qu’évoque ce bloc-feuillet de 1989 (7) avec son « hôtel des immigrants » en forme de prison. Près des quais, dans le quartier de la Boca (8), va naître une danse de voyous (9) qui est aussi un chant triste et sensuel méprisé des élites : le tango. « Souffre et ne pleure pas, un vrai macho ne doit pas pleurer« , disait un refrain de Carlos Gardel, le légendaire chanteur né sur les rives de la Garonne, à Toulouse. Car, en cinquante ans, huit millions de Français sont venus s’installer en Argentine.

Marianne et le bonnet phrygien

10-15Sur les timbres de la République d’Argentine, fleurissent les symboles empruntés à la France laïque et républicaine. Pour le centenaire de ses émissions, le pays a repris le timbre de la province de Corrientes (10), un Cérès de 1856 sommairement imité du premier timbre français de 1849. De même, la république. sud-américaine hésite souvent entre les emblèmes : tantôt elle choisit une Marianne (11), tantôt un bonnet phrygien (12). Si, du côté des idées et des institutions, le modèle était français, sur le plan économique, l’Argentine fut inspirée par l’Angleterre qui, à la fin du XIXe siècle, en fit une colonie financière. Les Argentins aiment se moquer de ces chemins de fer construits par les Britanniques (13) qui, reliant une région d’élevage à une installation frigorifique où l’on congèle la viande, « ne mènent nulle part ». Autre sujet de plaisanterie, leur lenteur proverbiale : les Anglais, facturant la construction des voies au kilomètre, multipliaient en rase campagne les courbes et les détours. Des Anglais, les Argentins ont aussi hérité entre 1864 et 1867 d’une série de timbres imprimés à Londres, des boîtes aux lettres « Royal Mail »(14),du rugby et du polo (15) où ils excellent.

16-1843 % des Argentins sont d’origine italienne. Dans certains quartiers de la capitale, la langue espagnole est adoucie par des tournures italiennes, toutes les rues ont leur « trattoria », leur « pizzeria » et leur « napolitain » (l’épicier du coin). En 1961, la visite d’un Président italien donna lieu à un timbre à l’effigie de l’empereur romain Trajan (16), en 1965,c’est Dante (17) qui est à l’honneur pour son 700e anniversaire. Et sur l’émission de l’Association des clubs de football (18), il n’est pas interdit de reconnaître Diego Maradonna dont la famille vient du Mezzogiorno.

Les Malouines sur toutes les cartes

19-21Comme beaucoup de jeunes nations, l’Argentine essaie de forger son identité sur un nationalisme sourcilleux et parfois pompeux. Chaque jour, les écoliers entonnent l’hymne au drapeau, lequel est aussi l’objet d’une fête nationale (19). Beaucoup de généraux glorieux ont été timbrifiés mais, sans conteste, parmi eux, Manuel Belgrano (20), le premier à arborer dès 1814 les couleurs de la bannière nationale (bleu ciel et blanc) et surtout San Martin (21) ont les honneurs du catalogue. Tandis que Simon Bolivar chassait les Espagnols du Venezuela, le libertador argentin les expulsait des  »Provinces-Unies de la Plata » qui allaient devenir l’Argentine, puis du Chili et du Pérou.

22-24Le nationalisme argentin aime aussi la géographie. Sur les planisphères le territoire est beaucoup plus vaste que celui qu’on lui reconnaît. En1964, un timbre montre les terres revendiquées (22) – Territoires de l’Antarctique, îles Orcades, Sandwich, Géorgie du Sud et Malouines (les Britanniques les nomment Falkland) – comme si elles étaient déjà argentines. La même année, une carte détaillée des Malouines apparaît sur une émission (23) qui semble prophétiser le conflit qui opposa en 1982, pendant deux mois, l’Angleterre et l’Argentine pour la possession de l’archipel des Malouines. Ushuaia, la ville la plus méridionale de la planète, convoitée quelque temps par le Chili, a aussi son timbre (24).

 D’Eva Peron aux satellites de télécommunications

25Juan Domingo Peron est le grand absent des émissions argentines. Il semblerait que le dictateur populiste, qui fut président de la république de 1946 à 1955 et revint au pouvoir de 1973 à 1974, ait toujours refusé de figurer sur un timbre. Tel ne fut pas le cas de sa deuxième femme, Evita, porte-drapeau des descamisados (les « sans-chemise »). Adulée comme une sainte, égérie du peuple des faubourgs, plusieurs fois timbrifiée de son vivant, le deuxième anniversaire (1954) de sa mort nous a valu une figurine « surréaliste » exaltant « son passage à l’immortalité » (25). Même sa dépouille généra une histoire rocambolesque : d’abord exposé dans la maison du syndicat unique, son corps est enlevé par des militaires qui le mettent en terre à Milan. Miraculeusement retrouvé (selon la chronique), il est transféré dans la demeure madrilène où Peron est exilé. Enfin, Evita retrouve le sol argentin en 1974. Eva Peron ne doit pas être confondue avec Isabel, danseuse et troisième femme du dictateur qui assura la présidence sous l’influence d’un « Raspoutine » local. Très contestée, elle n’aura certainement jamais droit à un timbre.

26-30L’Argentine moderne préfère illustrer son passé avec plus de retenue en célébrant les pionniers des services postaux sur fond de gratte-ciel (26). En montrant ses églises baroques (27). Ou en reproduisant l’affiche accusatrice (28) de l’Histoire officielle, un film à la mémoire des victimes de la répression du temps des généraux Videla et Galtieri (1973-1983). Pour ne pas être confondu avec certaines républiques bananières, ce pays où 90% des habitants savent lire et écrire représente, à l’occasion d’une manifestation philatélique, le satellite (29) mis en orbite par sa propre fusée (30).

Chaque année, la poste argentine émet de trente à quarante timbres sur des sujets sérieux, directement reliés à l’histoire nationale, au folklore et aux réalités du pays. Il ne faut pas se laisser impressionner par les faciales extrêmement fluctuantes. Depuis 1970,l’Argentine a changé quatre fois de monnaie (peso, nouveau peso, austral et peso) et subi des dizaines de dévaluations… mais, bon an mal an, une année complète cote environ 350 francs.

Paru dans Timbroscopie n° 127 – Septembre 1995

Des vaches, des Européens et 2 000 timbres
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