L’ingénieux hidalgo Don Quichotte de la Manche Espagne, Europe, Pays A-F

Une

Le mythe éternel de l’idéaliste au grand cœur

 En 1905, à l’occasion du tricentenaire de sa «création», l’Espagne consacrait une série de dix timbres à Don Quichotte, «héros national» au moins aussi connu de par le monde que Christophe Colomb, son aîné dans la généalogie des grands aventuriers.
Mais si la vie du second, quoique mal connue, fut une réalité, celle du premier relève totalement du mythe, de ces mythes universels qui ne meurent jamais, car, si les civilisations et les modes de vie changent, l’âme humaine – avec ses élans et ses travers – reste la même.
Vouloir imposer son idéal d’amour, de justice et d’honneur au mépris des trivialités de la vie courante ; s’évader dans un imaginaire généreux et inefficace en répudiant la réalité – et en se rendant parfois ridicule : combien de redresseurs de torts, avant et après Don Quichotte, n ‘ont-ils adopté ce noble comportement ?
Miguel de Cervantès Saavedra, le père de Don Quichotte, était lui-même une sorte de chevalier errant : c’est ce qui fait toute l’intensité et toute la «réalité» de son chef-d’œuvre. Sa vie durant, il hésita entre le confort d’une vie paisible et les démons de l’aventure. Tour à tour, on le retrouve élève des Jésuites dans les années 1560, camérier d’un cardinal à Rome, soldat à la bataille de Lépante contre les Turcs (où il perd l’usage de la main gauche), prisonnier des Barbaresques à Alger, fonctionnaire à Madrid en 1587, mêlé à d’obscures affaires qui le conduisent ensuite en prison, collecteur d’impôt pour le royaume de Grenade, puis appréhendé et incarcéré pendant un an à Séville…
A sa manière, Cervantès chercha toujours à incarner les valeurs d’héroïsme dans une Espagne décadente, où toutes les références morales s’écroulaient. Cette quête chimérique, il l’a mise en scène dans l’«Ingénieux hidalgo Don Quichotte de la Manche», œuvre empreinte d’une tristesse ironique, pastichant – et ridiculisant – les récits de chevalerie de l’époque et leurs illusions romanesques.
Cervantès acheva son Don Quichotte en 1615, un an avant de mourir. Comme son héros, il ne survécut pas à la perte de ses illusions…

01Dans un village de la Manche vivait il y a fort longtemps un hidalgo de cinquante ans, nommé Quijana. Dans ses moments d’oisiveté – c’est -à-dire presque toute l’année – il s’adonnait à la lecture des romans de chevalerie. Batailles, défis, blessures, galanteries : son imagination l’entraînait dans un monde d’extravagances, au point qu’il en oubliait l’exercice de la chasse et l’administration de son bien. Ayant finalement perdu l’esprit, il décida un jour que, pour l’éclat de sa gloire et le service de son pays, il devait se faire chevalier errant et s’en aller de par le monde chercher aventure. Il entreprit de nettoyer et raccommoder l’armure de son bisaïeul. Il baptisa sa maigre monture Rossinante et se donna un nom digne d’un valeureux chevalier : Don Quichotte de la Manche. Il ne lui manquait plus qu’une dame de qui tomber amoureux. II songea à une jeune paysanne d’un village voisin, qui se souciait fort peu de lui. Qu’importait : elle serait l’élue de son cœur, et elle s’appellerait désormais Dulcinée du Toboso. Ayant donc achevé ses préparatifs, sans mettre âme qui vive dans la confidence, Don Quichotte s’en fut un beau matin par la porte de la basse cour, sur son bidet, armé de toutes pièces, lance à la main (1).

A peine en chemin, une pensée terrible l’assaillit : il n’était pas armé chevalier. Il décida illico que le premier venu l’aiderait à réparer cet oubli. Apercevant au loin une hôtellerie, il la prit pour un château. Il y arriva à la tombée de la nuit. Un porcher rassemblait là un troupeau de cochons en soufflant dans une come, cela suffit pour que Don Quichotte s’imagine qu’on annonçait ainsi son arrivée.

02Le gros hôtelier, effrayé par ce fantôme en guerre, résolut de lui parler poliment : «Si Vôtre Grâce cherche un gîte, il trouvera tout ici en grande abondance». Don Quichotte demanda à passer sa veillée d’armes dans la chapelle du château. L’aubergiste le conduisit dans la cour, au milieu des bêtes. Le chevalier errant déposa donc ses armes à côté d’un puits, et commença à se recueillir. Vint à passer un muletier, qui voulait tirer de l’eau et entreprit de déplacer les armes. Mal lui en prit : Don Quichotte lui déchargea un furieux coup de lance sur la tête, qui laissa le muletier à terre, en piteux état. L’hôtelier, cessant de trouver drôles les plaisanteries de son hôte, décida de le faire chevalier au plus vite. Il s’en alla quérir un livre de comptes, réunit un petit garçon et deux filles de joie – que Don Quichotte avait prises pour des demoiselles du château -, ordonna au chevalier de se mettre à genoux et commença de lire son manuel comme s’il eut récité quelque dévote oraison. Puis il donna un coup d’épée sur le chignon de Don Quichotte, commanda à une des dames de lui ceindre l’arme. L’autre lui chaussa l’éperon. Pour le voir au plus tôt quitter sa maison, l’hôtelier le laissa partir sans demander son écot… (2). Sur les conseils de l’aubergiste, Don Quichotte s’en retourna chez lui pour préparer ses provisions de voyage et, surtout, pour y prendre un écuyer à son service. Il sollicita un paysan de son voisinage, homme de bien (si toutefois on peut donner ce titre à celui qui est pauvre) mais de peu de plomb dans la cervelle. Don Quichotte lui promit que, s’il gagnait quelque île, d’aventure, il le ferait gouverneur à vie. Sancho Panza (c’était le nom du paysan ) se laissa séduire, planta là femme et enfants et enfourcha son âne sur les traces de son nouveau maître.

Chemin faisant, ils découvrirent dans une plaine trente moulins à vent. «Regarde, dit Don Quichotte à son écuyer, voilà trente démesurés géants auxquels je vais livrer bataille et ôter la vie, à tous autant qu’ils sont. Avec leurs dépouilles, nous commencerons à nous enrichir, et c’est grandement servir Dieu que d’ôter si mauvaise engeance de la face de la Terre.»

03Sancho Panza eut beau dire qu’il ne voyait là que des moulins à vent, il n’ébranla pas les convictions de son maître. «Ne fuyez pas, lâches créatures, c’est un chevalier qui vous attaque» hurla celui-ci en lançant Rossinante au grand galop sur le premier moulin. Mais au moment où il perçait l’aile d’un grand coup de lance, le vent la chassa avec tant de furie qu’elle emporta cheval et chevalier, tous deux s’en allant rouler dans la poussière en fort mauvais état. Revenant à lui, Don Quichotte s’avisa que les géants avaient été changés en moulins, «pour lui enlever la gloire de les vaincre» .Dédaignant de s’attaquer à si faibles adversaires, il résolut de reprendre sa route (3). Peu après, le chevalier et son écuyer croisèrent sur leur chemin deux moines de l’ordre Saint-­Benoît, puis un carrosse entouré de cinq hommes à cheval et suivi de deux garçons à pied. Le carrosse emportait une dame de Biscaye qui allait à Séville retrouver son mari, un homme fort important. Les moines ne voyageaient pas avec elle, mais suivaient par hasard la même route.

04Don Quichotte ne voyait pas les choses ainsi : «Ces masses noires sont sans nul doute des enchanteurs qui tiennent prisonnière quelque princesse enlevée, explique-t-il à Sancho Panza. Il faut que je défasse ce tort. » Et il se plaça aussitôt au milieu du passage, ordonnant aux deux moines de libérer la captive, sous peine de recevoir prompte mort pour juste châtiment de leurs mauvaises œuvres. Avant que les deux religieux aient eu le temps de le ramener à la raison, Don Quichotte renversa le premier, mit le second en fuite et accourut vers la darne au carrosse. Laquelle avait pour écuyer un Biscayen qui parlait un mauvais patois mais avait un vigoureux coup d’épée. Les deux hommes s’affrontèrent furieusement. Don Quichotte parvint à prendre le dessus. La pointe de l’épée entre les deux yeux du Biscayen, il lui criait de se rendre lorsque les suivantes de la princesse vinrent le supplier de faire, par une faveur insigne, grâce de la vie à leur écuyer. A cela, Don Quichotte répondit avec gravité : «Assurément, mes belles dames, mais à une condition : que ce chevalier se présente devant la sans pareille Dulcinée, au village de Toboso, pour qu’elle dispose de lui tout à sa guise». Sans comprendre de quoi il retournait, les dames apeurées promirent bien vite. Et le valeureux Don Quichotte, magnanime, accorda la vie à celui qui avait mérité la mort… (4).

050607Don Quichotte ne s’en tira pas toujours d’aussi élégante manière. Sa grandeur d’âme et ses généreux élans de redresseur de torts ne furent pas toujours accueillis comme il l’imaginait. Ainsi, le comble du ridicule fut atteint – mais s’en rendit-il compte ? – lorsqu’à la suite de l’une de ses frasques il dut cheminer, sous bonne garde, enfermé dans une voiture à veaux ! (5) . Son fidèle écuyer, de son côté, connut les désagréments de la couverte, cette pièce d’étoffe tenue par de solides villageois, où l’on vous fait rebondir telle une vulgaire balle, sous la risée générale… (6). Et tous deux se retrouvèrent, en d’autres circonstances, en train d’enfourcher un cheval de bois, Sancho Panza frileusement accroché à son maître, pendant qu’on leur jouait la sérénade! (7) .

Mais l’une des aventures où l’aveuglement du chevalier errant atteignit les sommets les plus insoupçonnés fut celle qui 1’opposa un jour à de paisibles moutons.

Les deux aventuriers cheminaient en devisant sur la future île que Don Quichotte allait offrir à Sancho Panza lorsqu’ils aperçurent un épais nuage de poussière qui se dirigeait de leur côté. «Voici le jour, ô Sancho Panza, où doit se montrer autant qu’en nul autre la valeur de mon bras», s’écria Don Quichotte. «Tu vois ce tourbillon, il est soulevé par une immense armée formée d’innombrables nations».- «En ce cas, reprit Sancho Panza, il doit y en avoir deux, car voici que s’élève un autre tourbillon du côté opposé». Un deuxième troupeau de moutons s’en venait, en effet, d’un autre endroit, et Don Quichotte imagina aussitôt que deux armées allaient se livrer bataille au milieu de la plaine. «N’entends-tu pas les hennissements des chevaux, le son des trompettes et des tambours ? », s’écria-t-il. – «Je n’entends rien d’autre que bêlements d’agneaux et de brebis» , répondit l’écuyer. – «C’est la peur qui te fait voir et entendre tout de travers», trancha le chevalier. «Retire-toi à l’écart, je donnerai la victoire au parti où je porterai le secours de mon bras».

08En disant ces mots, il piqua Rossinante et fendit comme la foudre à travers l’escadron de brebis, les dardant à coups de lance comme s’il se fut agi de ses plus mortels ennemis. Les pâtres du troupeau, voyant que leurs cris ne calmaient pas sa furie, délièrent leurs frondes et commencèrent à lui saluer les oreilles avec des cailloux gros comme le poing. L’un deux lui écrasa deux côtes, un autre lui emporta trois ou quatre dents. Il se crut grièvement blessé et se laissa tomber de son bidet. Les bergers s’approchèrent et, le prenant pour mort, se dépêchèrent de rassembler leur troupeau. Ils chargèrent sur leurs épaules les brebis mortes et s’éloignèrent précipitamment… (8).

Aussi robuste qu’il était grand et maigre, Don Quichotte fut prompt à se rétablir. Sa dernière heure n’était pas encore venue, puisqu’il n’avait toujours pas réussi, absorbé qu’il était par toutes les missions où l’appelait son devoir, à rencontrer Dulcinée de Toboso. Son souvenir, du reste, s’était perdu dans les méandres de sa mémoire. Mais il l’invoquait pourtant chaque fois qu’il pourfendait les puissances du Mal.

09La route du Toboso était longue. Don Quichotte y parvint après avoir combattu valeureusement un lion (9), séjourné quelques temps chez un duc et une duchesse. Sancho Panza fut même, entre-temps, gouverneur de l’île Barataria. Dès qu’ils aperçurent le village, à la nuit tombée, le chevalier demanda à son écuyer de le conduire au palais de la princesse. Ils ne trouvèrent hélas, pour tout Alcazar, que le clocher de l’église paroissiale. Le maître lui-même en fut très déçu et Sancho Panza lui proposa d’aller chercher le repos dans un bois voisin.

Le lendemain, laissant Don Quichotte perdu en mille lamentations amoureuses, Sancho Panza se mit en quête de la première villageoise venue, persuadé que le chevalier, accoutumé à prendre le noir pour le blanc et inversement, croirait voir venir à lui la dame de ses pensées.

Il aperçut, montées sur des bourriques, trois paysannes quittant le Toboso. Il revint aussitôt prévenir son seigneur : «Dame Dulcinée et deux de ses femmes, toutes trois parées d’or et de rubis, viennent rendre visite à Votre Grâce, montées sur trois haquenées».- Les deux aventuriers sortirent du bois. Sancho pris au licou l’âne de la première ; puis, deux genoux à terre s’écria : «Reine, princesse de la beauté, que Votre hautaine Grandeur ait la bonté d’accueillir avec faveur ce chevalier tout troublé de se voir en votre magnifique présence.»

Stupéfait, n’osant pas ouvrir la bouche, Don Quichotte ne voyait pas autre chose qu’une fille de village à la face bouffie et au nez camard. Laquelle rompit le silence : «Gare du chemin, à la male heure, et laisse-nous passer, que nous sommes pressées. »

«Lève-toi, Sancho, dit aussitôt Don Quichotte, je vois qu’un malin enchanteur me poursuit. Et toi, ma Dulcinée, je vois qu’il a transformé ta céleste figure en celle d’une pauvre paysanne. Pourvu qu’il n’ait pas aussi métamorphosé mon visage en museau de quelque vampire. »

10«Holà, vous me la baillez belle» , interrompit la villageoise. Elle piqua sa mule avec un clou qu’elle avait au bout d’un bâton et s’en fut le long d ‘un pré, laissant Don Quichotte tout préoccupé de la mauvaise plaisanterie qu’on venait de lui faire… (10).

Les timbres que vous voyez ici ne disent rien de la fin de Don Quichotte, mais nous allons vous la conter brièvement . L’entourage du chevalier décida un jour de recourir à un savant stratagème pour le ramener à la raison. Il s’agissait, pour un motif quelconque, d’engager un combat avec lui (ce qui ne présentait guère de difficultés), de le vaincre (chose tout aussi aisée) puis de lui faire prêter le serment de rester deux années entières sans sortir de sa maison. Pour ne pas contrevenir aux lois de la chevalerie – et en particulier à celle qui veut qu’un vaincu est à la merci de son vainqueur -, Don Quichotte respecterait à n’en pas douter cet engagement formel.

Les choses se passèrent effectivement ainsi. Le bachelier Carrasco, déguisé en chevalier de la Blanche-Lune provoqua Don Quichotte en osant prétendre que sa promise était incomparablement plus belle que Dulcinée du Toboso. Don Quichotte perdit, s’en retourna comme promis dans ses foyers. Il fut bientôt pris de mélancolie, tomba rapidement malade et mourut, non sans avoir, dans un éclair de lucidité reconnu sa «sottise» et «le péril où l’avait jeté la lecture».

Sur son tombeau, le bachelier écrivit cette épitaphe : «Il brava l’univers entier, fut l’épouvantail et le croquemitaine du monde ; en telle conjoncture que ce qui assura sa félicité, ce fut de mourir sage et d’avoir vécu fou…»

Paru dans Timbroscopie n°27 – Juillet-Août 1986

L’ingénieux hidalgo Don Quichotte de la Manche
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