Les timbres en « fac de pharma » Autres spécialités, Thématiques

Une

Il s’appelle Jean-Emmanuel Nevière et il est docteur en pharmacie – il officie à Villeréal, dans le Lot-et-Garonne – depuis 1988, date à laquelle il a soutenu publiquement la thèse qui sanctionnait la fin de ses études. Une thèse au sujet peu commun : Pharmacie et Philatélie !

Une parfaite connaissance du sujet, un plan de rédaction à la rigueur tout académique… et puis des centaines et des centaines d’heures de travail, et voici notre passe-temps devenu très sérieux support de connaissance. Sérieux, mais pas le moins du monde ennuyeux, tant ces 322 pages – oui, 322 ! – regorgent d’informations et d’occasions de s’instruire ou de s’étonner. D’autant que, pour cette présentation thématique très haut-de-gamme, les commentaires de l’auteur sont amplement plus développés que ceux imposés par les règles des expositions fédérales.

01-0405-06 Et pourtant, bien malin le philatéliste qui pourrait citer plus d’une vingtaine de timbres sur lesquels le mot « pharmacie » apparaît clairement. Si la Pologne a ouvert le feu dès 1927, à l’occasion d’un congrès de médecine et pharmacie militaire (1), peu de pays lui ont emboîté le pas. On timbrifie à l’occasion une Faculté de médecine et de pharmacie (2), une manifestation ou une association professionnelle : la Fédération pharmaceutique asiatique (3),ou encore, la FIP-Fédération internationale de pharmacie (4). Le timbre prend même un tour militant avec Eurocophar (5), organisme européen luttant contre la mainmise des non-pharmaciens sur le marché des médicaments en gros. Des médicaments qui, tout comme les médecins, peuvent être « sans frontières » (6).

07Quant à la vignette cubaine de 1948 (7), à voir sa,. dentelure on se dit qu’il vaut mieux pour elle avoir été émise pour un congrès panaméricain de pharmacie plutôt que… d’odontologie !

08-10C’est parfois la pharmacie en tant qu’industrie nationale qui est mise en exergue: dans des pays où les grands groupes chimiques tiennent le haut du pavé, comme le Japon (8), mais aussi dans des régions grosses productrices de plantes médicinales, telle l’Amérique centrale (9). A Monaco, on n’oublie pas non plus une branche annexe mais importante : la cosmétologie (10). Après tout, mieux vaut être beau que malade et puissions-nous n’entrer dans une pharmacie que pour y acheter des cosmétiques !

11Au rang des timbrifications insolites et sympathiques, citons encore une très belle vignette de Nouvelle-Calédonie pour le centenaire de la première officine locale, ou le « plus vieux pharmacien du pays » à Trinité et Tobago (11).

12-14Lorsque nous aurons ajouté les émissions pour la « Journée du pharmacien » (12) ou l’anniversaire de la profession (13), ce ne seront finalement pas plus de quelques dizaines de timbres que nous aurons répertoriés… Et pourtant, la thèse de Jean-Emmanuel Nevière en présente près de 400. Pour parvenir à ce résultat, il a épluché les catalogues, interrogé les timbres, poussé ses recherches dans les domaines de la botanique, de l’histoire de la médecine et de la chimie. Un véritable travail de bénédictin… Et ce ne sont pas les moines pharmaciens de l’abbaye d’Orval qui diront le contraire (14).

15Au fil des pages, nous allons de découverte en découverte. Pour quelle rai- son, par exemple, les premières séries de Nevis – reprises en timbre-sur-timbre par Saint-Christophe (15) – entrent-elles dans cette thématique ? Tout simplement parce qu’on y voit la déesse Hygie apporter une coupe d’eau curative à une jeune femme apparemment mal en point : le blason de Nevis fait en effet référence aux nombreuses sources thermales de cette île des Antilles.

16 17 18Hygie – dont le nom a donné « hygiène » -, que les pharmaciens se sont choisie comme déesse tutélaire, est la fille du médecin divin de la mythologie grécolatine, Esculape. C’est elle que l’on voit recevoir la coupe des mains de son père sur un fragment de bas-relief grec. Et, du coup, un timbre émis pour un congrès de cardiologie (16) entre à son tour dans la collection. On y remarque, entre autres, le serpent – animal emblématique d’Esculape – enroulé autour d’un bâton : c’est le caducée des médecins. Les pharmaciens ont repris le serpent: associé à la coupe d’Hygie, ils en ont fait leur caducée à eux. Or nombreux sont les timbres qui présentent ce symbole, même s’ils n’ont qu’un rapport indirect avec la pharmacie. Que l’URSS s’en serve pour commémorer le 75e anniversaire d’un laboratoire de recherche scientifique (17), pourquoi pas? Mais lorsque l’Autriche fait de même pour l’anniversaire de son école vétérinaire (18), le lien est plus surprenant !

19-21

Toujours au rayon « symboles », Jean-Emmanuel Nevière consacre deux pages de sa thèse au R avec jambage barré. Devenue une sorte de Registered trademark des pharmaciens, c’était l’abréviation de « Recepte » (« prends ») que les médecins du Moyen Age écrivaient en tête de leurs ordonnances, à l’époque où les apothicaires préparaient eux-mêmes les différentes potions, décoctions et infusions. Ce R est bien visible sur un timbre américain, émis pour le cent vingtième anniversaire de l’Association nationale des pharmaciens (19). Mais il faut avoir de bons yeux pour le reconnaître, stylisé, dans l’œil d’Horus (20) : normal, puisque la série égyptienne a été émise à l’occasion d’un congrès d’ophtalmologie ! Mais suivez donc notre regard… Il vient ciller sur l’effigie de Jean le Bon (21). Etonnant, n’est-ce pas ? Pour autant que l’on sache, ce roi de France n’a jamais tenu d’officine… Et pourtant, il a puissamment marqué l’Histoire de la pharmacie : pour comprendre de quelle manière, reve­nons à notre lettre R. Elle était écrite en tête des ordonnances, et c’est précisément Jean le Bon qui interdit aux apothicaires de délivrer certaines drogues sans prescription écrite :une excellente façon de s’assurer que les professionnels de la santé savaient lire et écrire !

Jean le Bon est d’ailleurs allé plus loin : il interdit l’utilisation de « drogues corrompues » et exigea que l’an et le mois de leur fabrication soient inscrits sur les pots. Ce bon roi dont on a surtout véhiculé l’image d’un batailleur pas très finaud a tout de même inventé la « date de fraîcheur » !

Mortiers et alambics

22Il fallait un saint patron aux apothicaires chrétiens : c’est à ce titre qu’Albert le Grand trouve sa place ici – un très beau timbre belge le représente d’après une sculpture de l’église Saint-­Paul d’Anvers (22). En fait, il était surtout théologien, mais il touchait aussi un peu aux sciences naturelles et l’on

raconte que les fréquentes explosions qui secouaient son laboratoire terrorisaient les habitants du Quartier Latin – une place du Ve arrondissement de Paris porte d’ailleurs son nom, inchangé depuis le Moyen Age : c’est la place Maubert, qui veut dire « Maitre Albert » selon certains… et « Mauvais Albert » selon d’autres.

Jusqu’au XIXe siècle, deux recueils de recettes populaires à lui attribués ont été amplement colportés dans toutes les campagnes d’Europe : ce sont « le Grand » et « le Petit Albert ». A côté de préparations pharmacologiques tout à fait remarquables, on y trouve toute une gamme de pratiques relevant de la magie et de la sorcellerie, ainsi que des remèdes des plus pittoresques tel celui que l’on doit absorber si l’on a par mégarde avalé des sangsues en buvant l’eau d’un ruisseau…

23-24En rencontrant au fil des pages de la thèse les noms de personnages que les timbres nous ont rendus plus familiers, on est d’ailleurs frappé par l’écart qui existait alors entre les façons de soigner en Orient et en Occident. Les grands médecins arabes et juifs du passé y sont nombreux : les timbres d’Espagne et du Proche-Orient leur ont rendu l’hommage qu’ils méritent. Avicenne, Averroès, Maïmonide, Jabir, Rhazès et bien d’autres sont là Médecins, oui, mais aussi, tous sans exception, pharmaciens avant l’heure, puisqu’ils préparaient eux-mêmes leurs médicaments : c’est pourquoi on les trouve souvent timbrifiés dans leur laboratoire, en train de surveiller alambics et cornues (23). Parfois, un simple mortier avec son pilon suffit à évoquer les longues heures passées à préparer les médicaments (24).

25Tous se sont inspirés des travaux du plus fameux des médecins-pharmaciens de l’Antiquité : Galien, qui le premier entreprit une classification systématique de la flore pharmacologique. Cela méritait bien quelques « fleurs » philatéliques : seul le Yemen y a pensé (25) !

26-27

Moins surprenante en revanche de timbre espagnols, portugais et latino-américains évoquant noms et dates de la Renaissance et du Grand Siècle. On y devinera la survivance d’une tradition médicale remontant à l’occupation maure, ainsi que la découverte de foules de plantes médicinales venues du Nouveau Monde et de l’Extrême-Orient. C’est d’ailleurs en Inde que le Portugais Garcia d’Orta publia son monumental « Coloquios dos simples e drogas he cousas medicinais » (26) : grâce à lui, benjoin, cardamone, aloès et camphre entraient à l’officine. C’était en 1563.
Cent soixante ans plus tard, les Espagnols installent une imprimerie dans leur colonie de Cuba. Et quel est le premier livre à sortir des presses ? Un Tarif général de prix des médecines (27).

 Tous pharmaciens

28A combien de pharmaciens modernes la philatélie a-t-elle rendu hommage ? Si l’on ne se fiait qu’aux libellés des timbres, le compte serait vite fait : un seul et unique ! Seule la figurine algérienne émise en 1953 à la mémoire d’Eugène Millon mentionne sans ambiguïté sa qualité (28). Pourtant, le pharmacien en chef de l’Armée coloniale ne se retrouvera pas en si mauvaise compagnie dans les albums : Jean-Emmanuel Nevière lui a trouvé une trentaine de confrères… timbrifiés à des titres très divers et parfois surprenants.

29Pas si « bizarre-bizarre » que cela de trouver Louis Jouvet (29) dans la liste. S’il est là, ce n’est pas parce qu’il incarna à la scène et à l’écran le Docteur Knock de Jules Romains – pour qui « tout être en bonne santé est un malade qui s’ignore » -, mais tout simplement parce que, avant de se tourner vers le théâtre, le grand comédien avait obtenu son diplôme de pharmacien de première classe.

30 Et ce fichu mauvais garçon d’O’Henry (30), à qui ses récits, parfois acerbes, sur les Etats-Unis du début du siècle ont valu un timbre… en URSS – alors que son pays d’origine a « préféré » l’oublier ? Condamné à quatre ans de prison pour une sombre affaire de détournement de fonds, il mit à profit son passé d’apprenti dans un drug-store pour se faire bombarder pharmacien-chef du pénitencier où il purgeait sa peine.

31-35

36Pharmaciens aussi, l’aérostier Pilâtre de Rozier (31), pilote de la première montgolfière… le vice-président des Etats-Unis Humphrey (32), colistier de John F. Kennedy, le peintre Lucas Cranach (33)… ou encore le Polonais Ignace Lukasiewicz (34), un « inconnu célèbre » qui, au siècle dernier, inventa l’éclairage au gaz. Et si le nom de Parmentier pour nous évoque la pomme de terre, c’est en tant qu' »inventeur de la chimie alimentaire » qu’il a été timbrifié (35). « Quel (g)hachis ! » penseront certains pharmaciens en constatant qu’on a, une fois encore, oublié de mentionner son métier d’apothicaire militaire. Quant à la ville de Blumenau (36),au Brésil, elle porte fièrement le nom de son fondateur : un pharmacien-­explorateur tombé amoureux d’une terre vierge.

37-38On trouve donc décidément de tout, dans cette profession : des artistes et des hommes politiques, des aventuriers et même – c’est bien le moins qu’on puisse attendre – des inventeurs de médicaments. C’est le cas, parmi d’autres, de Pelletier et Caventou (37), à qui l’on doit la quinine, ou encore de Thénard (38), que l’on a pendant longtemps appelé à la rescousse au moindre petit bobo, puisqu’il découvrit le secret de l’eau oxygénée.

39Mais Adolphe Sax (39), était-il pharmacien ? Pas vraiment ! Cet inventeur protéiforme est surtout connu comme facteur d’instruments – il créa de toutes pièces les familles des tubas et des saxophones. Mais, nous apprend Jean-Emmanuel Nevière, il déposa également un brevet pour « la Goudronnière Sax, ou émanateur hygiénique, diffusant dans l’atmosphère des vapeurs de goudrons aux propriétés antiseptiques« . C’était, paraît-il, radical contre la coqueluche, le coryza et l’enrouement, ainsi que contre le pourrissement des viandes de boucherie. Même le grand Louis Pasteur en fut impressionné. Peu après, l’ingénieux personnage combina sa goudronnière et son instrument fétiche pour proposer un « saxophone-inhalateur hygiénique« …

 Des fleurs pour faire passer la pilule

40-42Bien d’autres aspects sont abordés dans ce volumineux travail, qui demanderaient de plus amples développements : l’élaboration des médicaments – des antibiotiques aux granules homéopathiques (40) – ,les publicités pharmaceutiques sur entiers postaux ou couvertures de carnets, et, bien sûr, l’utilisation des plantes médicinales (41-42). Quitte à dire « 33 », autant le dire avec des fleurs ! Aussi, à la vue de la richesse de matériel concernant le sujet – et nonobstant les manques que l’auteur n’oublie pas de signaler -, on en vient à se dire que cette thèse universitaire à la gloire de la pharmacie est tout autant à la gloire… de la philatélie.

Paru dans Timbroscopie n° 99 – Février 1993

Les timbres en « fac de pharma »
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