Kemal invente la Turquie moderne Europe, Pays P-Z, Turquie

Une

 Deuxième partie : le réveil d’un peuple

Suite de notre récit consacré au père des Turcs. Nous l’avions laissé dans un empire en ruine. Il va arracher son pays à la fatalité du déclin et mettre au monde la Turquie du XXe siècle.
De nombreux commémoratifs, et un ensemble de « provisoires », racontent cette métamorphose de tout un peuple.

Ouv01

 

 

Sur le premier timbre d’u·sage courant consacré à Ataturk, apparaît la mutation imposée à la Turquie par son nouveau chef. A peine au pouvoir, Kemal lançaitla grande réforme linguistique qui conduisit, en quelques mois, à l’abandon des caractères arabes (à gauche) pour l’écriture latine.

 

 

Ouv02

 

Le « Loup gris ». Mustapha  Kemal tenait ce surnom de son enfance,
choisi par sa mère à cause de ses yeux gris. L’animal devint plus tard le symbole du chef solitaire et opiniâtre,
au point d’apparaître sur la première série de timbres officiels du gouvernement kemaliste.

 

 

 

Le sultan vient de commettre l’erreur qui va précipiter la fin de son règne : Mohammed VI a dépêché Mustapha Kemal en Australie, dans la seule région turque qui, en 1919, échappe encore au contrôle des Alliés.

La première guerre mondiale et la défaite des Empires centraux ont laissé la Turquie exsangue. Dépossédée de tous ses anciens territoires des Balkans, du Proche-Orient et d’Afrique. Occupée en partie par les Français (en Cilicie) et les Anglais, qui contrôlent les ports, les détroits et la capitale, Istanbul. Occupée même par les ennemis de toujours, les Grecs, qui viennent de débarquer à Smyrne, sur la côte turque de la mer Egée, pour y relever les troupes d’occupation alliées.

01C’est dans ce contexte d’humiliation nationale que Kemal, le guerrier qui enraye un temps le déclin de son pays en tenant héroïquement les Dardanelles, débarque à Samsun, un port de la mer Noire, le 19 mai 1919. Date symbolique que les timbres ont commémoré cinquante ans plus tard, en montrant le bateau de Kemal, le Bandirma (1).

Symbolique car l’arrivée de l’envoyé du sultan en Australie, à l’image de « notre » prise de la Bastille, représente dans l’histoire turque le point de départ de la révolution nationale.

En débarquant à Samsun, en effet, Kemal a déjà pris le parti de développer la résistance intérieure, contre les Alliés qui préparent à Paris le traité de Sèvres, acte officiel du démembrement de l’empire et contre le sultan, résigné à sa propre déchéance, qui l’envoie rétablir l’ordre sur le terrain.

Kemal installe son quartier général à l’intérieur des terres, à l’écart des Anglais qui occupent les ports. Il prend le pouls de ce qu’il reste de l’armée turque : les troupes ne supportent pas l’occupation de Smyrne par les Grecs, ni la perspective d’être désarmées à la demande des Alliés, alors même que les Arméniens de Turquie réclament leur indépendance et sont prêts à entrer en guerre avec les populations turques…

C’est précisément cette question arménienne qui va déclencher le sursaut national turc. Car les Anglais, qui ont créé peu avant une République arménienne sur l’ancien territoire des tsars, annoncent leur intention d’y annexer la province turque d’Erzeroum.

02-03Mustapha Kemal, dès lors, entre officiellement en résistance, organise des réseaux de partisans, fait la tournée des populations (2). Quand le sultan l’apprend et lui ordonne de retourner sur le champ à Istanbul, Kemal invite le souverain à le rejoindre en Anatolie pour prendre la tête du mouvement. MohammedVI refuse. Kemal se démet alors de toutes ses fonctions militaires, convainc les cadres de l’armée d’entrer avec lui en dissidence. Et il réunit immédiatement un congrès à Sivas (on voit ici la salle, 3) , qui élit un comité dont il prend la présidence : c’est l’acte de naissance de la nouvelle nation turque, qui va reconquérir peu à peu son indépendance sur les ruines de l’ancien Empire.

 

Sultan contre nouveau pouvoir : deux ans de confusion

04Sur le plan philatélique, les mois qui suivent voient se multiplier, comme toujours en période de troubles politiques, les émissions provisoires. Car la Turquie vit dès lors sous le double régime du sultanat et du gouvernement kemaliste. Pendant qu’Istanbul continue à mettre en circulation les timbres de l’Empire, et fête à coup de surcharges ( 4) l’anniversaire de l’avènement du sultan, le nouveau contre-pouvoir d’Anatolie surcharge lui aussi les émissions impériales trouvées dans les bureaux, puis convertit les « fiscaux » en « postaux », sans parler des timbres de tribunaux religieux ou de ceux du chemin de fer du Hedjaz.

Cette situation confuse va durer deux ans. Deux années de guerre civile, de guerre entre « l’Armée du Calife » et les troupes kemalistes, puis entre celles-ci et les Arméniens, les Kurschs, les Français et les Grecs.

Avec les Français, les combats en Cilicie durent jusqu’en en juillet 1920, date à laquelle les deux parties signent une trêve. Les Français abandonnent alors Adana. Une série de surcharges turques marque le retour de la ville dans son ancien territoire.

05-07Avec les Grecs, l’engagement fut bien plus important et plus long. lsmet, le fidèle compagnon de guerre de Kemal, repoussa en 1920 et 1921 deux attaques à lnönù, en Anatolie occidentale. Le chef turc sera à ce point identifié à ces deux victoires historiques qu’il en portera plus tard le nom (lsmet lnönù 5, deviendra président de la République à la mort de Kemal). Mais il faudra que Kemal conduise lui même les ultimes batailles sur le fleuve Sakharya (6) pour réduire à néant les prétentions grecques sur la Turquie et aboutir à l’armistice de Mundanya, en octobre 1922. On voit ici l’entrée du vainqueur dans Smyrne, appelée aujourd’hui Ezmir (7).

08-09Entre-temps, Kemal avait fait adopter par la nouvelle assemblée nationale ( 8, 50e anniversaire de sa fondation) la première loi constitutionnelle, dont ce timbre de 1987 rappelle les termes sur fond de carte nationale (« la souveraineté appartient sans condition à la nation », 9). La même assemblée lui avait décerné en grande pompe le titre de « Ghazi » ou « destructeur des chrétiens », distinction la plus haute que l’on puisse accorder à un musulman.

 

L’un des chefs d’Etat les plus timbrifiés du monde

10-12Les timbres, à nouveau, nous aident à retrouver le fil de l’histoire. Car, après les provisoires d’Anatolie, relégués en fin de chapitre dans les catalogues, les émissions kemalistes s’intègrent dans le cours de la collection turque. Avec d’abord une série « Unité de la nation », où apparaissent, entre autres, deux Turcs qui fraternisent et la citadelle reconquise d’Adana (10 et 11). Avec ensuite le premier timbre de la République turque, proclamée le 29 octobre 1923 après l’abolition du sultanat et l’exil de Mohammed VI, réfugié à San Reno. On y voit le parlement (12), installé dans la nouvelle capitale, Ankara, ville neuve et symbole de la renaissance nationale par opposition avec Istanbul, alias Constantinople, alias Byzance, l’immémoriale cité déchue.

13Avec la première apparition, sur un timbre de 1924, de celui que l’on appelle maintenant « Ataturk » (le père des Turcs). Son effigie est associée à une vue du pont de la Sakharya (13), car l’émission marque le succès de la Turquie à la conférence de Lausanne, où la question grecque est définitivement réglée, où le nouveau régime kémaliste reçoit enfin la reconnaissance internationale et où la Turquie réintègre officiellement les territoires que lui retirait le précédent traité de Sèvres : la Thrace (avec Andrinople), toute l’Anatolie, la Cilicie et les provinces orientales de la Turquie d’Asie. C’est bien peu, certes, si l’on se souvient de l’immense Empire déployé un demi siècle plus tôt sur trois continents. C’est beaucoup par rapport au minuscule Etat indépendant que les vainqueurs de la guerre se proposaient de laisser au vaincu, avant que ce peuple humilié ne confie sa destinée à son nouveau père. La première effigie d’Ataturk ouvre la voie à des dizaines, des centaines d’autres. Peu de chefs d’Etat, dans l’histoire des timbres, ont réuni sous leur seul nom une telle collection.

C’est que le nouveau père des Turcs, une fois solidement installé au pouvoir, apparaît sur la plupart des timbres d’usage courant, sans son légendaire Fez, coiffure musulmane dont, en 1926, il interdit le port assimilé à un attentat contre la sûreté de l’Etat ! Secondaire en apparence, cette décision (associée à l’interdiction du « salam », remplacé par décret par la poignée de main) symbolise le début de la rupture avec six siècles de traditions islamiques. Pour le premier président de la République turque, il s’agit de laïciser l’Etat ; de supprimer dans les institutions comme dans la vie courante toute trace de la religion exécrée, tenue pour responsable de la torpeur passée. La Turquie nouvelle doit se détourner des mirages de l’Orient pour rejoindre les grandes puissances occidentales.

Enorme tâche dont Ataturk s’acquitte en multipliant les réformes comme il multipliait autrefois les assauts militaires. Les timbres de l’époque ou les commémoratifs ultérieurs en racontent quelques étapes.

14Ainsi voit-on ici Kemal expliquant lui-même sur un tableau noir le fonctionnement de l’alphabet latin qu’il imposa en 1928, en remplacement des caractères arabes (14). Jusqu’alors, l’apprentissage de l’écriture absorbait l’essentiel de l’enseignement et restait le privilège de peu de lettrés formés par le clergé. Kemal n’hésite pas à révolutionner tout le système de communication écrite – et partout la littérature, le système de pensée, la vie quotidienne – de son pays. Et il renvoie tous les compatriotes à l’école, pendant que lui-même sillonne la Turquie avec son tableau et ses craies.

15-16Ainsi l’abondante série du « Congrès suffragiste » de 1935 (MarieCurie et Kemal, 15 et 16) évoque t-elle l’émancipation des femmes, dans un pays où celles-ci étaient jusqu’alors en complet retrait par rapport aux hommes. Kemal, par une seule loi, ôte leur voile, les fait sortir de leur harem, les accueille dans les rangs du Parti populaire, leur donne le droit de vote (les Françaises ne l’auront que vingt ans plus tard), les invite à exercer les mêmes professions que les hommes…

 

Reflets des conquêtes de la modernité

17Ainsi ce portrait sur un tracteur (17), rappelle qu’Ataturk créa dans sa propriété une ferme modèle, transformée en institut d’agronomie où il expérimentait lui-même les nouvelles techniques agricoles dont profitait tout le pays.

18-19Ainsi cette locomotive (18), symbolise t-elle la première voie ferrée transanatolienne, reliant entre-elles les provinces de l’Asie mineure et remplaçant les lignes installées précédemment par les Anglais, les Allemands et les Français pour leurs propres besoins commerciaux, sans souci des nécessités locales. Ainsi jusqu’à cette série barrée de noir et d’une date en gros caractères (19).

Le 21 novembre 1938, à cinquante ­huit ans, mourait Mustapha Kemal, épuisé par une vie de combat et de labeur, emporté par une cirrhose du foie qu’il avait négligé de soigner. « Je lègue à la jeunesse l’avenir de la nation », dit-il sur son lit de mort.

20Ses cendres reposent aujourd’hui dans un immense mausolée à Ankara. Cinquante ans après sa mort, les nouveaux timbres de Turquie, jusque sur les valeurs d’usage courant (20),continuent à rendre un massif hommage au Loup gris d’Ankara.

 

Anatolie : les premiers timbres kemalistes

Si l’on excepte les surcharges de Féké, en Cilicie,sur les timbres de l’occupation française, ce sont les provisoires d’Anatolie qui ouvrent la collection des timbres kemalistes, à partir d’octobre 1920. Le catalogue Yvert les classe en fin de chapitre Turquie. Le Michel allemand les intègre dans la chronologie des émissions nationales. De fait, si la révolution kemaliste représentait à l’époque un mouvement de résistance intérieure, sans reconnaissance internationale, l’officialisation ultérieure du régime a fait de ces précurseurs des timbres à part entière.

D’autant qu’il n’est pas question ici d’émissions de complaisance mais de surcharges rendues indispensables par le complet isolement des forces kemalistes dans les années 1920-21.

Confiné dans la région d’Ankara, en plein milieu du plateau anatolien, en guerre contre les armées du calife et celles des occupants alliés, le gouvernement d’Ataturk ne disposait pas des moyens nécessaires pour créer de nouveaux timbres. Dans ce contexte de guerre civile, du reste, la question passait à l’arrière plan.

Comme il fallait bien, tout de même, créer un embryon de Poste kemalienne, la nouvelle administration provisoire passa à la planche à surcharger tous les stocks d’anciens timbres du sultanat qu’elle put trouver dans les bureaux d’Anatolie.

Stocks plutôt maigres, car les timbres­poste furent rapidement épuisés et remplacés par des fiscaux, taxes, chemins de fer… de tout poil. Le tout recouvert de surcharges aux types multiples, affectées d’innombrables variétés, erreurs, tirages limités. Voici quelques­ unes de ces perles rares.

A

N° 1 Yvert. Timbre-poste de 1917
avec surcharge rouge au lieu de noire.
75 exemplaires.

 

B

 

 

 

 

 

Un fiscal de 5 piastres destiné à l’origine aux taxes des musées.
Sans surcharges: 1750 exemplaires. Avec, comme ici: 200.

 

C

 

 

 

Mille piastres de faciale, c’est-à-dire une fortune,
pour ce timbre des tribunaux religieux.
Tirage:500 ex.

D

 

 

 

 

Deux surcharges différentes (petits et gros caractères)
sur une paire se-tenant. La surcharge indique l’année 1337
du calendrier musulman (1921 dans notre calendrier).

 

E

 

Timbre de la Ligue arabe.
Plus forte valeur (40 paras) d’une série de cinq.
Tirage: 1000 exemplaires.

F

Classé par erreur au chapitre Syrie (n° 81) dans I’Yvert
expression française : un timbre de Killis, à la frontière entre la Cilicie
et la Syrie. C’est une émission kemaliste (sur papier pelure),
réalisée après le retour de la Cilicie à la Turquie. Comparé à ses congénères,
le plus souvent en piteux état, cet exemplaire peut être qualifié de « superbe »…

 

 

GEn règle générale, les lettres de cette période sont rares. Ici un ex-timbre du ministère de la Justice (n°18)
sur courrier expédié le 14 septembre 1921 de Trébizonde, sur la mer Noire, en Arménie turque.

 

Paru dans Timbroscopie n° 58 – Mai 1989

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